La RSE à l’heure de Kiev : 6 questions avant d’engager l’entreprise sur un terrain politique

Depuis les débuts de la guerre en Ukraine, les acteurs économiques ont été pressés comme jamais de prendre position. Pour ou contre les sanctions ? Faut-il cesser toute activité en Russie ? Quelle aide apporter aux personnes sur place et aux réfugiés ? Comment répondre à l’émotion des salariés ?

Une prise à partie brutale et inédite, qui semble opérer un changement majeur. La RSE prendrait-elle aujourd’hui un tournant plus politique ?

A l’occasion de la table ronde « Entreprises et politique : la fin du silence ? », quatre invité·es ont débattu de l’Ukraine, de la frontière ténue entre la RSE et la politique, des bénéfices et des risques de l’engagement, mais aussi du rôle de l’entreprise pour lutter contre le déficit démocratique à plus long terme. Tour du sujet en 6 questions.

 

1. Les entreprises doivent-elles aujourd’hui prendre position ?

L’émotion suscitée par la guerre en Ukraine a poussé de nombreuses entreprises à réagir. Près de 300 entreprises occidentales ont déjà cessé leurs activités en Russie et la pression s’accentue sur les autres, à l’instar de TotalEnergies, qui vient d’annoncer renoncer au pétrole russe, après des semaines de tergiversations. Si les entreprises américaines sont habituées à se positionner face à l’actualité, on l’a vu par exemple avec #MeToo ou Black Lives Matter, les entreprises françaises sont historiquement plus prudentes.

Martin Richer, Fondateur du cabinet « Management & RSE », justifie cette position attentiste :

« Il faut agir pour les bonnes raisons et pas uniquement sous le coup de l’émotion ou de la pression de l’opinion publique. »

« Pour certaines entreprises, il peut être plus utile à terme de rester, pour maintenir le dialogue avec les partenaires et les clients sur place. Quand Nike s’est fait épinglé pour le travail d’enfants dans les usines de deux fournisseurs en Asie du Sud-est, ils n’ont pas rompu le contrat avec eux, mais les ont accompagnés à revoir les conditions de travail. Aujourd’hui, certains transporteurs, qui ont maintenu leur activité en Biélorussie malgré la répression du régime, participent à l’évacuation de familles ukrainiennes qui fuient les combats ».

Le temps long de la RSE rentre alors en dissonance avec l’urgence de la situation, qui pousse de nombreux acteurs politiques et économiques à réagir vite.

 

2. Qu’attendent réellement les salariés ?

La pression actuelle est forte, et vient de l’opinion mais aussi des collaborateurs·trices. Pour les jeunes générations en particulier, le monde du travail peut paraître complètement déconnecté des réalités et vide de sens s’il refuse de prendre en compte les débats qui agitent la société. Qu’on parle de climat, des droits des minorités ou aujourd’hui de l’Ukraine, il n’est pas demandé juste une prise de position, mais aussi des actions effectives.

D’après une enquête de la Fondation Jean Jaurès, la crise sanitaire a encore amplifié les attentes à l’égard d’un rôle élargi de l’entreprise. Les entreprises de la tech ont été parmi les premières à réagir et ont multiplié les actions de soutien. Mais dans de nombreux autres secteurs, la guerre a révélé les liens importants et l‘interdépendance des économies en France et en Ukraine.

« Notre entreprise s’est transformée en 15 jours en une association humanitaire. Sans hésiter, on a dépensé sans compter pour les bus, les logements sur la route et aujourd’hui pour trouver des lieux d’accueil » témoigne Galla Bridier, qui travaille pour un collectif d’entreprises, dont le back office est basé en Ukraine.

 

3. Sur quels terrains agir ?

Pour les entreprises qui n’ont pas d’intérêts ou de personnel sur place, la question d’investir le terrain est plus délicate. A travers les fondations d’entreprise ou sous l’impulsion militante d’un·e PDG acquis·e à une cause, certaines entreprises n’hésitent pas à investir des sujets parfois éloignés de leur cœur de métier.

Une erreur pour Martin Richer, qui conseille à l’inverse de s’en tenir aux « Trois P » pour déterminer ses combats en matière de RSE.

« Pertinence. Performance et Passage à l’échelle. Est-ce cohérent avec vos activités ? Pouvez-avoir un impact réel ? Et enfin, pouvez-vous déployer de manière massive ? »

Une règle qu’a suivi par exemple la Fédération des Entreprises Sociale pour l’Habitat (ESH), en choisissant de concentrer son action sur les femmes victimes de violence conjugale, et en leur offrant des solutions de relogement rapides, au premier signalement.

Le risque existe alors de s’en tenir uniquement aux sujets rassembleurs et de délaisser d’autres terrains d’engagement. Chargé de développement chez Microdon, Tristan Regaud constate que, « parmi les choix d’engagements solidaires proposés aux entreprises, la cause des réfugiés est tout en bas de la liste, beaucoup moins choisie que la cause animale. Cela interroge. »Si une dizaine de grands patrons français a signé un manifeste en 2021 pour l’intégration des réfugiés en entreprise, cela reste un geste isolé.

« Il y a un certain seuil d’engagement sociétal qui n’est pas franchi par peur de cliver ses parties prenantes. Les entreprises s’engagent de plus en plus pour des grandes causes sociétales mais ne prennent pas position sur ces causes lorsqu’elles sont en lien avec l’actualité politique. »

Elles vont par exemple agir lors de la semaine du développement durable ou le 8 mars pour la journée des droits des femmes mais ne vont pas soutenir les associations les plus militantes ou signer de plaidoyers sur ces mêmes sujets.

4. Quels sont les risques pour l’entreprise ?

Pour certaines entreprises un peu pressées, l’engagement sur le terrain politique peut aussi s’avérer un échec. PepsiCola a dû présenter des excuses publiques après un spot mal ficelé qui tentait de récupérer le mouvement Black Lives Matter. Comment naviguer alors en évitant les récifs ?

Il est plus important que jamais d’être à l’écoute des différentes parties prenantes. Les différences culturelles doivent aussi être intégrées dans la réflexion, particulièrement dans les groupes internationaux. « Nous intervenons dans des pays avec des législations anti-LGBT, ou bien où la religion a un poids important. » explique Laurianne Le Chalony. « De l’autre côté, nous avons créé un groupe interne « RainboVadis » qui œuvre pour plus de diversité et a par exemple travaillé à une meilleure compréhension des personnes transgenres avec une de nos collaboratrices en transition.»

« La bascule en terme de communication est parfois compliquée, mais elle est indispensable. »

L’inaction peut aussi susciter des critiques, des collaborateurs, mais aussi des ONGs. De nombreuses campagnes dénoncent l’incapacité des acteurs économiques à transformer leur impact sur le climat, l’énergie ou la perte de biodiversité. On se souvient du pastiche de publicité Kitkat où Greenpeace épinglait Nestlé pour son usage de l’huile de palme et son effet sur la déforestation. Le manque d’écoute peut alors coûter cher.

 

5. Faut-il avoir peur des militant.es ?

Si les entreprises apprennent à gérer ces situations, elles restent frileuses à accueillir des profils de militant·es dans leurs effectifs. La marque d’un déficit démocratique dans notre pays ?

C’est l’avis de Galla Bridier, ancienne adjointe à la Maire de Paris. « Être étiqueté d’un mouvement politique est assez mal vu, quelle que soit votre sensibilité. »

« Ca fait peur aux employeurs, ça signifie que vous avez des idées, et que vous pourriez peut-être les faire valoir. »

Un autre motif d’inquiétude tient à la surcharge de travail pour les personnes qui occupent à la fois un emploi et un mandat. Pourtant, la loi prévoit bien des compensations, comme des allègements de charge ou des crédits d’heure. Mais ces aménagements sont peu connus et pas toujours suffisants. Des entreprises comme Michelin accordent des jours de congés supplémentaires à leurs salariés qui souhaitent faire campagne. En 2015, un manifeste citoyen a même vu le jour à l’initiative de DRH, mais sur le terrain, les mentalités n’évoluent pas. Un paradoxe, quand on entend en parallèle certains chefs d’entreprise critiquer les lacunes des élus en matière de vie économique.

A l’inverse, un climat trop politisé dans une entreprise peut aussi s’avérer néfaste. Laurianne Le Chalony en a fait l’expérience quand elle travaillait comme DRH au Brésil au moment de la destitution de Dilma Rousseff : « La politique et le foot sont les sujets favoris à la cantine là-bas. Mais l’ambiance est devenue d’un coup électrique, certains managers demandaient en entretien individuel dans quel camp était la personne. Il a fallu recadrer très clairement les choses ».

 

6. Comment engager un débat constructif en interne ?

« Micropolis ». C’est le nom de code choisi par Microdon pour convier tous les deux mois les équipes à débattre d’un sujet de société. Une heure de discussion informelle autour de thèmes comme le vote blanc, l’écriture inclusive ou Black Lives Matter. Avec parfois des actions prises à l’issue du débat, parfois non, quand le consensus n’est pas là.

De nombreux dispositifs ont vu le jour ces dernières années pour favoriser l’engagement citoyen des collaborateurs : mécénat de compétences, RTT solidaires ou don sur salaire avec microDON, ou les ateliers RSE comme aux Ateliers Durables.

En ouvrant des espaces de discussion dédiés et encadrés, l’organisation témoigne quoi qu’il en soit d’une posture ouverte et d’une capacité à écouter et accueillir les personnes, au-delà des seuls aspects professionnels. Chez Ecovadis, des taskforces animées par les salariés ont vu le jour sur la multiculturalité, les valeurs et l’impact, les LGBTQI+, la conciliation maladie/travail ou la diversité. En pratique, les collaborateurs candidatent librement à ces groupes, puis deux sponsors internes aident à structurer le dispositif. « Récemment, trois collaborateurs nous ont contacté pour nous dire qu’ils sentaient que pour la première fois, ils pouvaient s’exprimer auprès de leur employeur sur une problématique personnelle » témoigne Laurianne Le Chalony.

Ces initiatives montrent que l’intégration des questions politiques et sociétales est aussi un enjeu de Qualité de Vie au Travail et de fidélisation des équipes. Avant même d’être « engagés », beaucoup de collaborateurs souhaitent être « alignés » entre les valeurs de la sphère professionnelle et personnelle. Le développement du champ de l’ESS et l’émergence de nouvelles pratiques de gouvernance dans les entreprises (sociocratie, holacratie), participent de cette recherche de « démocratisation » des processus de décision.

Même si, comme le précise Martin Richer, « l’entreprise n’a pas vocation à être une démocratie », la guerre à nos portes nous rappelle que nos systèmes politiques sont fragiles et intimement liés au monde économique. A défaut de démocratiser l’entreprise, on peut avancer en démocratisant le travail, c’est-à-dire en créant un climat propice à l’expression libre des convictions de chacun.

 

Conclusion

A travers leur entreprise, nombre de décideurs ont aussi la possibilité d’agir sur bien plus grand que leur propre activité. Différents leviers d’engagement existent pour transformer les organisations et les rendre actrices du monde de demain. Les acteurs économiques ont-ils bien pris conscience de leur potentiel politique ?

Et vous qui lisez ces lignes, avez-vous déjà eu le sentiment de porter une parole “politique” à travers votre travail ?

N’hésitez pas à échanger avec nous sur le sujet ! Avec la participation et l’aimable relecture de Laurianne Le Chalony (Chief People Officer chez EcoVadis), Martin Richer (Président et fondateur de Management & RSE), Galla Bridier (Directrice de projet, Ancienne adjointe à la Maire de Paris) et Tristan Regaud (Chargé de développement chez MicroDON)

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