Demain, l’entreprise féministe ?

Alors que le féminisme connaît un renouveau certain dans le sillage du mouvement #MeToo et des critiques contre le sexisme dans la société, l’entreprise est-elle encore un bastion masculin ? Le monde du travail est-il discrètement en train d’opérer sa révolution de velours ?

A l’occasion de la semaine “Les RH contre-attaquent”, Marylène Khouri des Ateliers Durables a réuni 3 invitées pour en débattre : Audrey GUIDEZ, Présidente de l’ANDRH Aquitaine ; Clémence PAGNON, cofondatrice d’Issence et spécialiste de la parentalité en entreprise et Vinciane MOURONVALLE CHAREILLE, fondatrice d’uniQ en son genre et formatrice en langage ouvert.

Suite au succès du live et du replay, nous vous livrons ici un résumé des échanges, pimenté de nouvelles illustrations.

Si vous souhaitez regarder le replay du webinaire, c’est juste ici ! 😀

 

1. Le féminisme a-t-il une place dans l’entreprise ?

Si le féminisme fait aujourd’hui beaucoup parler de lui, il a pourtant une histoire ancienne. Les inégalités entre les hommes et les femmes, et plus largement entre les individus, remontent à bien longtemps. Déjà en 1791, Olympe de Gouges se battait pour plus d’égalité avec La déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. Ces inégalités transparaissent dans notre société à différents niveaux : personnel, familial, sociétal, et donc également au niveau professionnel. Mais comment arriver à réduire les inégalités et parler de féminisme en entreprise ?

Non pas un, mais des féminismes !

Parce que c’est quoi finalement le féminisme ? C’est quoi exactement être féministe ? Marylène rappelle justement que ce mot amène souvent une “raideur” ou des objections quand on en parle, que ce soit au travail ou même parfois dans notre cercle personnel. Vinciane, spécialiste du genre, nous rappelle en effet que le féminisme a souvent été vu comme une lutte de femmes “hystériques” (qui manifestaient dans la rue en lançant leurs soutiens-gorge.) Cette vision du féminisme, on la doit à ses détracteurs, qui ont tout fait pour dénigrer et décrédibiliser ce mouvement au fil des siècles. Pourquoi ? Parce que le féminisme cherche à faire bouger les lignes de pouvoir !

Ces lignes de pouvoir genrées n’ont pourtant pas toujours existé mais ont bien été construites. Au 17ème siècle notamment, on assiste à une expoliation du pouvoir des femmes par certains hommes : interdiction des salons culturels portés par des femmes, déconstruction de leurs réseaux, déligitimation des femmes de lettres, etc. Simultanément, sous le règne du Roi Soleil, les capacités de décision des territoires ont été réduites et le langage a été contrôlé en imposant par exemple le langage parlé en Ile-de-France à tout le territoire et en interdisant les patois et langages régionaux. Comprendre pourquoi nos codes du pouvoir sont aujourd’hui genrés et quelle est leur histoire nous permet de prendre conscience du fait que ces codes du pouvoir ne sont ni naturels ni biologiques, mais culturels.

Vinciane MOURONVALLE CHAREILLE : “le féminisme, c’est ré-équilibrer ce qui a été volontairement déséquilibré dans les siècles précédents.”

Pour Vinciane, il faudrait parler deS féminismes et plus d’un féminisme car on vise une égalité entre tous les individus, quel que soit leur genre, et plus seulement les femmes. Et le champ d’action des féminismes s’étend également au monde de l’entreprise, puisque les inégalités entre les individus y sont aussi présentes.

La réalité du terrain

Avant d’être une définition, le féminisme, c’est une réalité, nous rappelle Clémence. Ce qu’elle remarque indéniablement dans son travail au quotidien, c’est qu’être une femme en entreprise, ce n’est pas la même chose qu’être un homme en entreprise. Et il en est de même concernant la parentalité : être un père / homme parent en entreprise n’est pas la même chose qu’être mère / femme parent en entreprise.

56% des femmes déclarent que la parentalité à un impact sur leur carrière contre seulement 33% des hommes.
Les mères gagnent 11 % de moins que les pères à 25 ans mais 25 % de moins à 45 ans, alors que l’écart de salaire entre sexes chez les salariés sans enfant se maintient autour de 7 % à tout âge.

Audrey, DRH depuis plus de 15 ans nous raconte sa première expérience de la parentalité en entreprise :

“Quand j’ai eu mon fils il y a 14 ans (il n’y a pas si longtemps !), mon directeur général m’a dit “Mais alors, vous allez arrêter de travailler maintenant ?”

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Illustration : Fanny Wello

Audrey s’est toujours battue pour maintenir à la fois son travail très prenant et sa parentalité au quotidien car les hommes ont pendant longtemps été quasiment les seuls à des postes de direction comme le sien. Elle nous explique qu’il y a encore beaucoup de freins à lever pour rendre ce type de poste accessible aux femmes et autres individus. Aujourd’hui, en tant que DRH, elle considère qu’elle porte la voix des femmes en entreprise, et qu’il est important de se battre pour construire ensemble avec les hommes – car oui, les hommes peuvent être féministes ! – une entreprise plus égalitaire entre les individus.

 

2. Dans le rétro de 2020

Quand on repense au monde pré-covid, le 8 mars 2020 était chargé en émotions : Adèle Haenel venait de claquer la porte des Césars, Virginie Despentes venait d’écrire une tribune retentissante et des manifestations avaient lieu un peu partout en France. Puis la crise sanitaire est arrivée et a coulé une chape de plomb sur ces questions, sans pour autant les étouffer. Que s’est-il passé depuis ?

L’effet du confinement et de la crise sanitaire

Avec les confinements, on a pensé qu’un “miracle” féministe allait arriver, que les rôles genrés au sein des foyers et des entreprises allaient se rééquilibrer. Mais c’est finalement le contraire qui est arrivé : le confinement n’a pas vraiment fait changer la distribution des rôles en place mais l’a plutôt adapté à la situation !

Une étude menée par Le Smart sittingen 2020 a montré que dans 70 % des familles, pendant le confinement, c’était la mère qui avait pris en charge l’ensemble des tâches collectives (ménages, enfants, etc), même quand les 2 membres du couple travaillaient.

Néanmoins, la crise sanitaire aura eu pour effet de souligner 2 faits majeurs :

  • Notre vie personnelle a définitivement un impact sur notre vie professionnelle (les enfants sont arrivés réellement “dans nos écrans”) et les entreprises ne peuvent plus ignorer cette réalité et doivent désormais la prendre en compte dans la gestion du personnel
  • L’équilibre vie pro / vie perso est géré de manière différente entre les individus selon leur genre et notamment la répartition de la fameuse charge mentale.

Clémence nous explique que la charge mentale se décline en 2 points :

  • la charge émotionnelle : le fait d’écouter, de prendre soin des autres, d’accueillir les émotions des personnes du foyer.
  • la charge organisationnelle : le fait d’être en charge du planning et de l’organisation globale du foyer.

Même si le contraire existe bien sûr, c’est encore souvent la femme qui prend en charge l’organisation du foyer et des enfants et donc la charge mentale. Il ne faut pas oublier que depuis que les femmes ont investi massivement le monde du travail dans les années 70, le temps domestique n’a lui pas pour autant diminué et les hommes n’ont en retour pas autant investi la sphère personnelle.

Les équipes RH dans le viseur

Audrey fait ce même état des lieux et observe ce “retour en arrière” en 2020.

Pour beaucoup d’entreprises, le télétravail n’était même pas un sujet avant la crise. Pour ces entreprises, la mise en place du télétravail dans l’urgence a été difficile, et donc vous imaginez bien, la gestion de la vie pro / vie perso du personnel également. On a demandé à chaque personne une grande faculté d’adaptation, dans des organisations personnelles et professionnelles très mouvantes, et ça a été très dur pour tout le monde, mais pour les femmes en particulier. On a assisté à beaucoup de burn out professionnels et maternels, essentiellement chez les femmes.

Mais comment arriver à questionner les employé.es sur ces sujets et proposer une aide, sans s’immiscer dans leur vie privée ? Audrey préconise de poser des questions plutôt générales : comment la personne se sent-elle, est-elle en équilibre ? Et si la personne verbalise un mal-être, l’encourager à proposer elle-même des solutions ou une organisation différente qui pourrait l’aider. Clémence quant à elle utilise la “jauge d’énergie” : proposer à la personne de se positionner entre le vert, le jaune, l’orange et le rouge sur son bien-être ou son équilibre en général.

Et la situation a forcément aussi été très dure pour les RH qui ont été en première ligne. En tant que DRH et mère, Audrey, nous confie que le plus dur pour elle a été d’arriver à accompagner le plus de salarié.es possible en même temps : le télétravail, le retour au bureau et toutes ces petites situations du quotidien qui sont complexes à gérer dans leur ensemble. Elle remarque que les entreprises gagneraient à être plus agiles et à aborder de manière plus ouverte les questions de parentalité.

“Il faut arrêter de penser qu’une personne qui part tôt du travail pour aller chercher ses enfants à l’école n’est pas investie dans son travail. Au contraire ! C’est souvent plutôt le signe qu’elle se sent responsable et s’astreint à garder un bon équilibre vie pro / vie perso.” s’exclame Audrey.

Vinciane ajoute que plus le niveau de responsabilité est élevé dans l’entreprise, plus les comportements qu’on attend des individus sont genrés. Et c’est exactement à ça que sert l’entreprise féministe : ouvrir les cases et les cages que l’on met autour des individus et accepter qu’ils aient la possibilité d’être qui ils veulent et de gérer leur articulation vie personnelle / vie professionnelle comme ils l’entendent.

Les bonnes nouvelles de 2020

Enfin, 2020 a quand même amené son lot de bonnes nouvelles sur le front de la parentalité, et l’allongement du congé paternité a sans doute été la meilleure !

Tous les pères cette année s’en sont sans doute rendu compte : être à la maison pendant les premiers mois de l’enfant, même en travaillant, permet de créer des liens plus rapidement, de favoriser l’engagement et de partager les responsabilités plus tôt au sein du foyer.

Audrey félicite aussi cette réforme qui est une belle avancée, mais nuance qu’elle doit être soutenue par l’entreprise et encadrée par les RH. Il ne suffit pas que la mesure existe pour être appliquée. C’est aussi au rôle de l’entreprise de prendre la parole et d’expliquer aux salariés comment la mettre en place et quelle forme elle prend dans leur cas. Notamment car le congé paternel est encore souvent mal perçu des managers, mais aussi des collègues.

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Illustration : UniQ en son genre

“C’est le rôle des RH d’encourager ce genre d’initiatives. J’ai accompagné un jeune parent à prendre 6 mois de congés paternité, et c‘est très bien, on a réussi mais ça a été très difficile. J’espère qu’il y en aura d’autres.” nous raconte Audrey.

D’autres entreprises et personnalités ont mis en place de bonnes initiatives sur le plan de la parentalité en 2020 :

  • Best workplaces to work for women 2020 par Great Place To Work recense les entreprises dans lesquelles il fait bon vivre pour les femmes en 2020. Sans forcément s’attarder sur le classement, jeter un coup d’œil aux portraits, aux idées et aux intentions des entreprises listées peut être intéressant.
  • Le Parental Act, à l’initiative de Céline Lazorthes, Isabelle Rabier et Thibault Lanthier, qui prônait, avant que la loi ne passe, la rémunération à 100% du congé parental du deuxième parent. Cette initiative, qui a été largement soutenue dans le monde des start-ups, est une belle preuve qu’il est possible d’agir collectivement sans forcément attendre qu’une loi ne passe ou que l’histoire déroule son fil.
  • L’entreprise Haigo qui a mené, sur l’initiative de quelques personnes salariées, une réflexion sur sa politique de parentalité, et dont cet article dans Medium détaille les stratégies et mesures parent-friendly.

 

3. Inspirations et cas pratiques

Après cet état des lieux et ces différentes sources d’inspiration, quels seraient les axes d’action à titre individuel et collectif pour se diriger vers une entreprise plus égalitaire entre tous les individus ?

Le langage ouvert

L’entreprise est un collectif, et en tant que collectif, elle a le pouvoir d’agir et de faire avancer les choses sur certains sujets, sans devoir attendre forcément une structure, une loi ou un état.

Pour Vinciane, un des premiers outils à notre disposition, personnel et collectif, pour favoriser l’égalité entre les individus, c’est le langage. Les mots que nous utilisons peuvent servir tout autant à discriminer une personne qu’à favoriser l’égalité entre les individus. Et aujourd’hui, notre langage est majoritairement masculinisé.

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Illustration : UniQ en son genre

L’illustration ci-dessus nous le confirme : les métiers sont cloisonnés et c’est à nous de nous les réapproprier pour favoriser plus d’égalité entre les genres. L’utilisation de mots justes permet d’aligner nos actions à nos ambitions et nos valeurs, nous dit Vinciane.

Sur 87 familles de métiers, les femmes sont cantonnées dans 12 familles où elles représentent plus de 50% de la population. Les hommes sont cantonnés dans 20 familles et seulement 13% des métiers sont mixtes.

Si on veut faire évoluer les questions de mixité, de parcours professionnel et si on veut attirer des talents [et non pas des hommes ou des femmes] à des postes définis, il faut commencer par questionner la manière dont on leur parle et faire évoluer en parallèle nos outils de recrutement.

Mais si on entend beaucoup parler d’écriture inclusive, quelle est la différence avec le langage ouvert ?

Inclure signifie ajouter des éléments différents dans un cercle déjà existant. Inclure des femmes dans des équipes d’hommes par exemple. Dans le langage, il s’agit plutôt d’ouvrir notre vision du monde pour rééquilibrer la présence du féminin et du masculin, et ajouter des mots neutres pour parler de tout le monde. Et il n’y a pas que l’écrit ! Le langage ouvert diffusé par l’agence uniQ en son genre prend en compte aussi l’oral et le visuel. Parce que les images peuvent favoriser la diffusion de beaucoup de stéréotypes discriminants.

La formation des managers et des équipes

Un deuxième axe essentiel d’action en entreprise, c’est évidemment la formation : des personnes, mais aussi et avant tout des managers. Comme le rappelle Audrey, la direction doit être actrice du changement et pas seulement le “laisser faire” / laisser arriver. Pour que la culture d’entreprise évolue et que le changement soit accepté, il faut qu’il soit uniforme. Et c’est à ça que servent entre autres les fonctions RH : amener les équipes à penser autrement, proposer des sujets de formations différents, et oser être porteuses du changement, notamment dans des domaines très masculinisés comme le BTP par exemple.

Vinciane ajoute que ce sont parfois les équipes marketing ou communication qui peuvent être à l’initiative du changement, en souhaitant faire bouger les choses. Il est important qu’elles puissent être entendues à ce moment-là par les services RH et la direction.

La stratégie des petits pas

Enfin, la force de l’entreprise, c’est d’être un collectif capable de travailler ensemble et donc d’être force d’action. Il est maintenant relativement facile d’ouvrir des espaces de discussion en entreprise, en ligne ou en réel, sur l’heure du déjeuner ou sur des temps de pause pour discuter ensemble de la parentalité dans l’entreprise. Clémence nous donne son retour d’expérience avec Issence :

“Pour beaucoup d’entreprises, la parentalité reste un sujet tabou. J’ai déjà entendu des clients me dire : la parentalité, c’est un peu la boîte de Pandore, je ne veux pas l’ouvrir et me retrouver avec des parents qui veulent tous une place en crèche ou pouvoir partir à 16h ! »

C’est pourtant faux ! nous dit-elle. En donnant la parole aux salarié.es, on s’aperçoit que les gens sont contents de pouvoir discuter ensemble de ce sujet difficile et de pouvoir participer à l’évolution de l’entreprise. On remarque par exemple que c’est souvent à l’arrivée du premier enfant que les carrières femmes / hommes divergent. Les départs et retours de congé maternité sont souvent mal encadrés alors que ce sont des moments où l’on est généralement au top de sa carrière, et pour autant très fatigué.es. Monter des groupes de travail ou de discussion peut être un projet fédérateur et déboucher sur un guide de la parentalité dans l’entreprise et des actions concrètes pour aider les équipes.

Selon Vinciane, imposer une charte du langage ouvert dans l’entreprise ne fonctionnera pas si le personnel n’a pas été initialement impliqué dans le processus. Audrey ajoute que même si les RH ont plusieurs casquettes, c’est important de ne pas les laisser seules sur ces sujets-là. Des partenaires sociaux peuvent aussi être de bons alliés pour discuter des problématiques et aider à réfléchir à des solutions.

Enfin, pour conclure, Clémence nous conseille aussi de nous tourner vers la stratégie des petits pas : ne pas se laisser décourager parce qu’on ne peut pas tout mettre en place ni tout changer aujourd’hui, mais prioriser les actions et ne pas hésiter à se lancer, même par petites étapes ! Et le faire toujours avec bienveillance bien sûr.

Enfin, merci à Sandra Boré, facilitatrice, coach et fondatrice d’EfferveScience, qui a assisté en tant que participante au live de la conférence et qui a gracieusement réalisé ce sketch résumé du webinaire 😀

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Illustration : Sandra Boré - EfferveScience

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